Nadia El Fani, lors du débat organisé à Gardanne (Corinne Laurent)

Nadia El Fani : «un peuple qui vient de faire une révolution peut débattre de tous les sujets»

Ce mardi 25 octobre 2011, alors que les premiers résultats officiels du scrutin historique de la Tunisie de l’Après-Ben Ali tombent, la réalisatrice Nadia el Fani était à Gardanne pour présenter son film « Laïcité Inch'Allah » dans le cadre du Festival Cinématographique d'Automne de Gardanne. Après un échange avec la centaine de spectateurs venus voir le film, entrevue avec Médiaterranée.

Mais d’abord, une présentation du documentaire et de la campagne d’intimidation et de haine lancée par les islamistes contre Nadia El Fani depuis mai 2011.

Tourné en août 2010, en plein Ramadan, l’idée initiale du film qui devait s’intituler « Désobéissance » était de dénoncer «l’hypocrisie sociale» dans laquelle était enfermé le peuple en rendant visible les non-jeûneurs et consommateurs d’alcool, bref cette Tunisie où «une majorité des gens ne font pas ramadan mais se cachent» posant ainsi la question de la laïcité dans un pays où le premier article de la Constitution était : «la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain : sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république.» Alors qu’elle est en cours de montage, son peuple se soulève. Elle choisit de reprendre sa caméra et de filmer les manifestations. Au cœur de la révolution tunisienne, la question de la laïcité. C’est ainsi que la première banderole « Tunisie laïque ! » est brandie lors de la première manifestation des femmes, le 28 janvier 2011. « Laïcité Inch’Allah » donne à voir les nombreux débats dans l’espace public qui ont suivi la chute du régime, l’espoir possible pour la liberté de conscience, en somme de cette Tunisie qui a décidé de ne plus jamais avoir peur et qui exprime son besoin de liberté et de changement.

Ce documentaire n’est pas une critique de la religion mais une mise en débat de la laïcité dans la Tunisie à construire. Dénoncer le glissement de la sphère privée à la sphère publique de la religion revient à interroger la société tunisienne sur son désir de respect, de tolérance et de paix entre juifs, chrétiens, musulmans, athées et agnostiques dans un pays arabe.

Présenté fin avril 2011, en avant-première, en clôture du festival Doc à Tunis, « Ni Allah, ni maître » (premier titre du film) est plébiscité par le public présent. C’est une interview de Nadia El Fani pour Hannibal TV, tronquée, remontée et diffusée sur le net par quelques islamistes radicaux qui met le feu aux poudres. Messages de haine sur Facebook, menaces de mort et une violente attaque empêchant la projection du film dans une salle de Tunis s’ensuivent. Nadia El Fani dépose deux plaintes pour menaces de mort en Tunisie et en France. A ce jour, les pages haineuses sont toujours actives sur le net (le seul compte en arabe sur Facebook ''Pour qu'il y ait dix millions de crachats …'' révèle une campagne d’une rare violence et a totalisé près de 35 000 ''j'aime") et la distribution du documentaire dans les circuits classiques des salles de cinéma impossible, à ce jour, en Tunisie.

Reste que Nadia El Fani a choisi de ne pas se laisser impressionner par ces forces anti-démocratiques, un front de soutien à la liberté d’expression s’est organisé sur le net (ouverture d’une page active sur Facebook avec plus de 4600 soutiens : « Nous sommes tous des Nadia El Fani ») et le manifeste « J’ai le droit de dire que je ne crois pas en Dieu » lancé par l’association Ni putes, Ni Soumises, a reçu à ce jour plus de 1500 signatures.

Rencontre avec Nadia El Fani…

Médiaterranée: Vous accompagnez votre film partout où il est diffusé : est-ce autant d’occasions de remettre au centre des débats la question centrale de la laïcité ?

Nadia El Fani: Le débat sur la place de la religion dans la société tunisienne et surtout par rapport au système politique existe en Tunisie. Mon film témoigne de l’importance de ce débat durant la révolution (…) L'élection de l'Assemblée constituante en Tunisie a rendu caduque la Constitution et par là même son article premier (…) La question se pose aujourd’hui en ces termes : est-ce qu’un peuple qui vient de faire une révolution pour abattre un dictateur et une dictature n’est pas prêt à débattre de tous les sujets dont celui de la laïcité ? (…) Ennhada nous dit que la Tunisie n’est pas prête à avoir ce débat, mais au nom de quoi, peut-on dire cela aux tunisiens ! (…) Je ne suis pas pour que l’on impose la laïcité mais que l’on permette ce débat. Je veux absolument que cette question de la place de la religion dans la Tunisie de demain soit posée à la Constituante. (…)

Médiaterranée: Vous avez relaté lors du débat avec le public de ce soir cet épisode de la venue du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan en Tunisie le 15 septembre dernier déclarant "qu'Islam et démocratie n'étaient pas contradictoires" et le malaise qu’un tel message avait créé chez le leader d’Ennhada…

Nadia El Fani: Erdogan a déclaré dans un discours qu’il espérait que la Tunisie serait le premier pays arabe à montrer que l’islam n’est pas incompatible avec la laïcité. Aucun média occidental n’a malheureusement rapporté ce discours d’un islamiste, élu démocratiquement, dans un pays laïc, ni la réaction de Rached Ghannouchi.

Médiaterranée: Pouvez-vous partager avec nous votre réaction sur les premiers résultats des élections de la Constituante ?

Nadia El Fani: D’abord, je souhaite saluer ce vote massif des tunisiens. Pour un peuple qui n’avait jusque là jamais pris en charge la chose politique, c’est formidable. (…) On ne peut pas sortir de la dictature et avoir refusé l’enfermement des 99% du temps de Ben Ali pour accepter aujourd’hui le discours de ceux qui nous disent : « on est 99% de musulmans, on pense tous pareils ». On peut-être 99% de musulmans et ne pas tous penser pareil. En somme, je voudrais que l’on soit onze millions de citoyens ! (…) La société civile doit donc peser sur la Constituante. Du reste, elle l’a fait ce jour en manifestant dans les rues de Tunis pour dénoncer les fraudes survenues pendant le scrutin, dire son mécontentement devant les pratiques d’achats de mouton pour la fête de l’aïd prochain etc.

Médiaterranée: Revenons-en au film et à sa diffusion en Tunisie…

Nadia El Fani : Je refuse de me laisser intimider par les islamistes qui ont prouvé, en empêchant la diffusion du film en Tunisie, qu’ils sont anti-démocrates. De leurs cotés, les partis de gauche en Tunisie ont choisi de ne pas mettre la liberté d’expression au centre de la campagne, alors même que je leur avais mis à disposition le film gratuitement. Je souhaite, pour ma part, que tous les tunisiens qui le désirent puissent le voir. Depuis le 22 octobre 2011, le film est donc disponible via Dailymotion en streaming gratuit, uniquement depuis la Tunisie. Bien sur, je continue à le proposer aux salles et chaînes de télévision. Tarek Ben Ammar de Nessma TV, m’a assuré récemment qu’il diffuserait mon documentaire…et bien, j’attends ! (…) Ce film est venu avec l’histoire, il a été modifié avec l’histoire, je fais en sorte que ce film continue avec l’histoire.(…) La Révolution, c’était dire : on n’a plus peur. Alors, si on n’a plus peur, il faut continuer à ne plus avoir peur !

Vous pouvez également lire à propos du Festival Cinématographique d'Automne de Gardanne :
http://www.mediaterranee.com/1232011-les-cinephiles-de-la-mediterranee-…